Ce que tu ne dis pas te détruit

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Je ne sais pas comment vous faites ! Comment vous faites pour vivre dans un monde où (presque) tout le monde semble d’accord pour ne pas se dire les choses, pour remettre à plus tard, pour sourire poliment alors que ça brûle dedans. Pour inventer des raisons de se taire qui, bien souvent, masquent une seule chose : la peur.

  • Peur de blesser
  • Peur de perdre le lien
  • Peur de ne plus être aimé
  • Peur de ne plus être admiré…

Alors on se tait, on attend, on lisse le propos, on édulcore les mots, on reporte la discussion, en se disant comme pour se justifier auprès de soi :

« Ce n’est pas le bon moment. »

« Je veux d’abord être sûr de ce que je ressens. »

« Je vais attendre que l’ambiance soit meilleure. »

Mais ce moment n’arrive jamais, parce qu’à force d’attendre, l’élan meurt et la vérité s’étiole. Ce qu’il y avait de vivant devient un souvenir ou un ressentiment. Et finalement, même si vous revenez plus tard avec votre tentative de discussion, vous parlez une sorte de langue morte émotionnelle, en vous racontant que vos souvenirs sont une réalité plus vraie que ce que vous avez vécu. Le momentum, celui pendant lequel vous avez vraiment vécu l’émotion, lui, il a disparu.

Le bon moment n’est pas un moment parfait — c’est un kairós

Dans la Grèce antique, les philosophes distinguaient deux types de temps :

  1. Chronos, le temps linéaire, mesurable, mécanique : les heures et les dates.
  2. Kairós, le temps de l’opportunité, le moment juste, celui où quelque chose devient possible, si l’on ose.

Kairós n’est pas un créneau dans l’agenda. Ce n’est pas « quand j’aurai tout bien préparé », ni « quand l’autre sera de meilleure humeur ». C’est une fenêtre fragile et vivante, qui s’ouvre brièvement, souvent de manière inconfortable, et qui appelle une parole vraie, une action risquée, une décision intérieure.

Attendre le moment parfait, c’est croire à une forme idéalisée de Chronos. Mais la vérité n’attend pas. L’élan profond n’obéit pas à notre calendrier. Il a ses propres battements et si on le repousse trop, il se retire.

Quand on sent que quelque chose veut être dit, même si c’est flou, même si c’est maladroit, alors c’est maintenant. Ce n’est peut-être pas poli. Ce n’est peut-être pas stratégique. Mais c’est juste car c’est dans un kairós.

L’illusion du bon moment

C’est fascinant à quel point nous sommes nombreux à parier sur un futur imaginaire. Nous croyons que la personne sera encore là (la vie est plus aléatoire que cela). Que le lien sera encore frais. Que notre envie de dire n’aura pas changé.

Mais la vie n’attend pas et les émotions ne se mettent pas en pause. Notre corps le sait bien. Comme l’écrit Brad Blanton dans L’Honnêteté Radicale, quand on retient ce qu’on a à dire, on crée un stress énorme. Et ce stress, c’est souvent lui qui détruit nos relations, bien plus que la vérité elle-même.

On m’a souvent dit : « Sois plus civilisé »

Je suis autiste. Alors peut-être que je ressens ça plus violemment, mais j’ai toujours eu du mal à comprendre l’intérêt de ne pas dire les choses. Pour autant, mon besoin d’avoir des relations d’attachement fonctionnelles est le même que celui des autres.

Et pourtant, on me le répète encore et encore, on m’encourage à « patienter », à « prendre sur moi », à « faire preuve de diplomatie », “ne pas tout dire”. Mais je crois que la diplomatie sans vérité, c’est un poison lent. Un vernis social qui finit par craquer et laisser s’installer les prémices des conflits, de l’éloignement, de la perte de l’autre.

Ce n’est pas parce qu’on dit les choses qu’on détruit les liens

C’est même souvent l’inverse. Ce qui ruine une relation, c’est le non-dit. Brad Blanton le formule très clairement :

« Refouler sa colère pour garder le contrôle est ce qui empêche de maintenir les liens. »

Parce que la colère refoulée bloque les sentiments d’amour et de créativité que l’autre nous inspirait. Les relations qui durent ne sont pas celles où on évite les tensions, ce sont celles où on ose les traverser, où on se dit les choses, où on se montre, même vulnérable, même bancal.

Enfants, on savait faire

Enfants, nous étions radicalement honnêtes. Si on était en colère, le monde le savait. Si on aimait quelqu’un, on lui disait.

Puis pour nous adapter à une codification sociale, nous avons appris à nous “tenir”, à être “sages” comme disent de nombreux parents. En grandissant, on a appris à se cacher pour se protéger. Résultat ? Des adultes polis, stressés, coupés de leurs élans.

Et si on essayait autre chose ?

Et si on désapprenait ça ? Je ne parle pas de dire ses quatre vérités à tout le monde, n’importe comment. Je parle d’apprendre à dire sa vérité. À partir de soi. Avec courage.

Je parle de créer des relations où l’on se parle pour de vrai. Pas des relations idéales, mais vivantes, humaines et robustes. Par exemple, des relations dans lesquelles, si une question surgit en nous, il est bienvenu de la poser immédiatement : “Je ne comprends pas pourquoi tu as fait ça, cela m’insécurise, j’ai besoin d’en parler avec toi.”

Prenons quelques exemples :

Contexte : Le collègue envahissant

Marc vient régulièrement parler à Lucie quand elle est concentrée. Elle sourit tout en accumulant de la tension.

  • Conversation honnête : « Marc, j’ai remarqué que je me sens souvent tendue quand tu viens me parler à l’improviste. J’ai besoin de plus de continuité dans mon travail. »
  • Issue : Marc se sent respecté, Lucie aussi. Une nouvelle complicité s’installe, plus choisie.

Contexte : Le conflit étouffé dans une équipe projet

Claire et Malik bossent sur un projet sensible avec des tensions croissantes.

  • Conversation honnête : « Je me sens sur la défensive avec toi depuis des semaines. J’aimerais qu’on reparte à plat. »
  • Issue : Leur collaboration devient plus fluide. Ils posent des règles de communication.

Une autre manière de vivre ensemble est possible

Brad Blanton écrit : « Devenir honnête, c’est échapper à la normalité assassine. »

Alors non, il ne s’agit pas de devenir brutal. Mais il s’agit d’oser se rencontrer dans la vérité. De sortir des automatismes du silence pour construire des relations plus adultes, plus solides, en acceptant qu’elles passent parfois par l’inconfort de la clarté.