Catégorie : Argent

  • Le commerce comme acte de confiance

    Lecture : 6 minutes

    Je voudrais vous parler d’un mot souvent piégé, abîmé, mal aimé : la vente.

    Parfois la vente est vue comme une activité agressive, le closing “à l’américaine”, l’image du commercial prêt à vendre son âme pour un contrat. Je crois qu’on charge ce mot de projections négatives, quand on parle de la vente en disant « il faut vendre », comme un métier “sale”, celui qu’on refilerait à quelqu’un qui n’a pas trouvé mieux.

    Peut-être que l’épisode des marchands chassés du Temple par Jésus (Jean 2:13-16) a laissé quelques traces dans notre culture, ou a été mésinterprété ! Mais nous n’allons pas faire d’exégèse ici !!

    Ce dont je veux vous parler part d’un autre regard. Je parle du commerce comme acte fondateur de l’humanité. Quand les humains ont commencé à commercer avec de la monnaie, ils ont aussi inventé la conscience, la spiritualité, la religion. Le commerce nous a fait sortir des clans, des limites du troc, et nous a poussé à entrer en relation avec l’inconnu. C’est pour moi une des premières expressions de l’humanisme. Je crois qu’il y a du divin dans le commerce. Si j’accepte de l’argent dans une transaction, c’est bien parce que je partage avec quasiment tous les autres humains la croyance que l’argent a une valeur. Comme nous partageons cette méta-croyance, alors je sais que je pourrai réutiliser l’argent qui m’est donné en échange d’un travail, d’un objet ou d’un service. Cette croyance-là dépasse de loin toutes les autres. Même si nous ne croyons pas aux mêmes dieux, nous pouvons tomber d’accord sur une valeur monétaire !

    Vendre, c’est croire en l’autre

    À l’endroit le plus nu, vendre est un acte de foi. Quand j’achète un pain, je fais confiance. Je crois que le boulanger ne l’a pas empoisonné. Je n’ai aucune preuve. C’est un saut dans l’inconnu, fait en toute tranquillité, juste parce que nous croyons dans les bonnes intentions de l’autre. C’est de la confiance donnée a priori, sans justification. Acheter, c’est croire. Vendre, c’est inviter l’autre à ce saut-là.

    Ce n’est pas si rationnel, et c’est pour ça que c’est grand

    On aime se raconter qu’on prend des décisions rationnelles. Qu’on pèse le pour et le contre. Qu’on attend le devis. Mais dans les faits, la décision vient souvent avant les arguments. L’émotion précède la logique. Ensuite, notre cerveau cherche des justifications à ce que notre cœur a déjà décidé.

    Alors, chez Sémawé, nous vendons des accompagnements. Parfois certains nous disent : “très cher”. Et je crois que plus un acte d’achat est engageant, plus il est émotionnel. L’argument vient ensuite, pour justifier a posteriori ce que le cœur avait déjà décidé. Notre cortex se raconte de belles histoires, mais la décision vient de plus profond. Le biais de confirmation fait le reste : on trouve ensuite toutes les bonnes raisons pour dire “c’est une bonne décision”.

    Quand un client me dit : “Aliocha, j’ai déjà décidé de bosser avec toi, mais il faut que je lise le devis”, je souris. Parce qu’il a mis en mots un processus qu’on vit tous : on achète d’abord avec le cœur, puis on signe avec la tête.

    Si tu es humain, tu peux vendre

    Il faut arrêter de croire que vendre, c’est un métier de spécialistes. C’est un métier d’humains. Et si tu es capable de te mettre en lien, de faire confiance, alors tu peux vendre.

    Et une fois qu’on comprend ça, on redéfinit complètement ce que veut dire vendre. Ce n’est plus une affaire d’experts, ni de techniciens du pitch. C’est une affaire de relation.

    Donc … si tu es humain, tu peux vendre. Il suffit d’être capable de confiance.

    Vendre comme acte de générosité

    Si je vends pour prendre, alors c’est une guerre, une négociation, un bras de fer, un truc où chacun essaie de perdre le moins possible et de prendre le plus possible. Mais si je vends pour offrir quelque chose de beau, de bon, de vrai, alors c’est un échange fécond. Une bonne affaire. Dans le sens noble du terme.

    Une bonne affaire, ce n’est pas une affaire où j’ai « bien négocié ». C’est un moment où les deux repartent nourris. Une bonne affaire, ce n’est pas une affaire “pas chère”. C’est une affaire où les deux se disent : “Waouh, c’est précieux ce qui vient de se passer”.

    Ce pain qu’on paie plus cher, mais qu’on savoure avec gratitude. Ce service qu’on sait aligné, profond, juste. Alors plus cher peut être plus généreux. Le problème, ce n’est jamais le prix, c’est l’intention.

    Et chez Sémawé, notre intention, c’est d’offrir. Si je n’ai rien à offrir à un client, je ne lui vendrai rien. Un appel commercial peut très bien se terminer par : “Je ne pense pas qu’on ait quelque chose à faire ensemble.” Et c’est parfaitement OK.

    Nous avons un podcast sur notre vision de l’acte de vente, à écouter ici [Insérer le lien vers le podcast] !

    Il me semble que la boussole qui nous permet de définir ce qui est bon, le bon acte, le bon accord de vente, le bon prix, est constituée de ces questions-là :

    • Le « bon » comme ce qui fait du bien, satisfait un besoin, soulage une tension.
    • Le « bon » comme ce qui est juste, adapté à la situation, en harmonie avec ce qui est.
    • Le « bon » comme ce qui élève l’autre et soi-même, contribue à l’autonomie.
    • Le « bon » comme ce qui est intègre, cohérent avec ce qui est vrai pour moi, ce que je pense, qui je suis, ce que je sens.

    Revenir à soi

    Ce type de vente n’est possible qu’avec de la confiance en soi. Je ne peux pas espérer que l’autre me fasse confiance si je ne me fais pas confiance. D’ailleurs vous avez déjà remarqué comme l’autre agit souvent comme un miroir de soi-même dans la vie ? Je dois cultiver ma posture, mon estime, mon alignement pour susciter de la confiance chez les autres. Et ça commence dans des choses très concrètes comme prendre soin de moi, de mon apparence, de ma manière d’être, de ma présence.

    Ce n’est pas du narcissisme. C’est la base de l’estime personnelle. Et l’estime personnelle est la base de l’intention juste. Quand je suis aligné intérieurement, cette générosité dont je parle n’est pas un concept. Elle se sent. Elle touche l’autre.

    L’intention qui transpire

    Cette intention, c’est le cœur de tout. Si je vends en me demandant « qu’est-ce que je peux lui prendre », ça va se sentir. Si je vends en me demandant « qu’est-ce que je peux lui offrir », ça change tout.

    Dans une vente, ce qui compte n’est pas tant ce que je dis, mais comment je le dis. Le non-verbal pèse plus que tout. Ce que les autres perçoivent de moi va bien au-delà des mots. Et cette perception repose sur mon énergie, ma posture, mon écoute, ma sincérité.

    C’est pour ça qu’un bon vendeur peut se tromper sur tous les arguments et vendre quand même. Et un autre, avec un pitch parfait, ne signera rien. Parce qu’on ne vend pas un devis. On vend une relation.

    Une affaire d’équilibre et de confiance partagée

    Alors bien sûr, il y a aussi la réalité des jeux d’acteurs. Parfois, ton interlocuteur n’est pas celui qui a le pouvoir de signer. Et alors ? On peut cultiver la même posture. Parce que ce n’est pas une question de structure, c’est une question de foi. Je crois que l’autre peut me faire confiance. Et s’il me fait confiance, alors il justifiera son choix. Mais s’il y a un doute, tout s’effondre. La meilleure offre du monde ne résiste pas à une suspicion. Le client qui découvre une incohérence, un détail louche, une trace de dissimulation… n’achètera pas.

    C’est bien un acte de confiance, de bout en bout.

    Apprendre à vendre autrement

    C’est ce que j’essaie de transmettre à l’équipe de Sémawé depuis que je travaille avec des salariés dans mon équipe, depuis 2010 ! Je crois que vendre est une fonction noble, essentielle, donc spirituelle. Nous n’avons rien à envier aux pros du marketing si nous sommes profondément incarnés dans ce que nous offrons, si chaque mail, chaque devis est l’occasion de cultiver un lien humain, pas d’atteindre un objectif.

    Alors voilà notre boussole : foi, confiance et générosité.

    Si nous ancrons ces trois mots dans nos pratiques commerciales, alors nous vendons avec sincérité, sans manipulation, sans pression, sans peur. Nous proposerons au monde des actes de commerce qui nourrissent la relation plutôt que de la dévorer.

    Et ça, c’est un acte politique, un acte qui unit et non sépare!

  • Ce que l’argent révèle de nous : confiance, justice, humanité

    Lecture : 10 minutes

    L’argent, ce miroir qu’on évite de regarder

    On aime penser que notre rapport à l’argent est rationnel. Que nos décisions salariales, nos discussions budgétaires, nos réflexes de dépense ou d’épargne répondent à des logiques solides, équilibrées.

    Pourtant, il suffit de gratter un peu pour voir apparaître autre chose : de la gêne, du silence, du jugement, parfois même de la honte ou du ressentiment.

    Dans beaucoup d’entreprises, parler d’argent reste un tabou. Là où, ailleurs, la transparence est devenue une norme assumée, source de fierté collective.

    Pourquoi ces écarts ? Pourquoi cette tension si universelle ?

    À travers mon expérience de fondateur de Sémawé, et d’accompagnant d’équipes sur ces questions délicates, j’ai vu combien l’argent n’est pas un sujet comme les autres. Il touche au plus intime. Il vient titiller nos blessures, nos croyances, nos réflexes de survie.

    Et parce qu’il est si chargé, il nous offre aussi — à condition d’oser le regarder — l’une des plus belles portes d’entrée vers la connaissance de soi et la libération collective.

    Cet article propose un regard décalé sur notre rapport à l’argent. Un regard qui ne cherche pas à nier la difficulté, mais à la traverser autrement. À réconcilier justice et subjectivité. À assumer, plutôt que masquer, ce que l’argent révèle de nous.

    1. Parler d’argent, c’est parler d’humain

    Il y a des entreprises où l’argent circule comme une information parmi d’autres. Les salaires sont affichés. Les augmentations discutées. Les primes débattues collectivement. Il y a des entreprises où l’argent est un secret lourd. Où les salaires se devinent, se murmurent, s’imaginent autour d’une machine à café.

    Ce contraste n’est pas anodin.

    Quand l’argent est tabou, il crée du vide. Et ce vide, notre cerveau s’empresse de le combler. Nous fabriquons des mythologies, des présupposés : “Il est mieux payé parce qu’il est proche du patron”, “Elle a dû négocier mieux que moi”, “Les primes sont distribuées à la tête du client…”. À défaut de savoir, nous brodons.

    Ce réflexe n’a rien de pathologique. Il est profondément humain. Face au flou, nous cherchons du sens. Face au silence, nous construisons des récits. L’argent devient alors moins un sujet en soi qu’un révélateur de nos besoins de clarté, de reconnaissance, de justice.

    Et c’est là que réside une clé : parler d’argent, ce n’est pas seulement parler de chiffres. C’est parler de ce que nous voulons être pour nous-mêmes et les uns pour les autres.

    2. La parabole des ouvriers de la onzième heure

    Il est des récits anciens qui traversent les siècles sans perdre leur pouvoir de nous interroger. La parabole des ouvriers de la onzième heure, racontée dans l’Évangile selon Matthieu, en fait partie.

    « Le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne.

    Il convint avec les ouvriers d’un denier par jour, et il les envoya à sa vigne.

    Il sortit vers la troisième heure et en vit d’autres qui se tenaient, désœuvrés, sur la place.

    Il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera juste.”

    Ils y allèrent. Il sortit de nouveau vers la sixième heure et la neuvième heure, et fit de même.

    Vers la onzième heure, étant sorti, il en trouva d’autres qui se tenaient là, et il leur dit : “Pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans rien faire ?”

    Ils lui répondirent : “C’est que personne ne nous a embauchés.”

    Il leur dit : “Allez, vous aussi, à ma vigne.”

    Le soir venu, le maître de la vigne dit à son intendant : “Appelle les ouvriers et paie-leur le salaire, en allant des derniers aux premiers.”1

    Ceux de la onzième heure vinrent et reçurent chacun un denier.2

    Les premiers vinrent ensuite, pensant recevoir davantage ; mais ils reçurent eux a3ussi chacun un denier.

    En le recevant, ils récriminèrent contre le maître de maison :

    “Ces derniers n’ont fait qu’une heure, et tu les as traités à l’égal de nous, qui avons supporté le poids du jour et la chaleur.”

    Mais lui, s’adressant à l’un d’eux, répondit : “Ami, je ne te fais pas de tort ; n’es-tu pas convenu avec moi d’un denier ?

    Prends ce qui est à toi et va-t’en. Je veux donner à ce dernier autant qu’à toi.

    Ne m’est-il pas permis de faire ce que je veux de ce qui m’appartient ? Ou ton œil est-il mauvais parce que moi, je suis bon ?”

    Ainsi les derniers seront premiers, et les premiers seront derniers. »

    (Matthieu 20, 1-16, TOB)

    Cette parabole, d’une limpide simplicité, fait pourtant vaciller notre intuition de la justice. Nous croyons que ce qui est juste doit être proportionnel. Nous croyons que l’effort doit être récompensé à hauteur de son intensité, de sa durée, de son mérite.

    Mais ici, ce n’est pas la quantité de travail qui définit la rémunération. C’est l’accord conclu, la parole donnée, et la liberté souveraine du maître de rétribuer selon sa propre générosité.

    En creux, cette histoire nous interroge : à quoi obéit notre sentiment d’injustice ? À un calcul ? À une comparaison ? Ou à quelque chose de plus profond, d’invisible, qui touche à notre rapport à l’engagement, à la reconnaissance, à la dignité ?

    Elle nous rappelle que l’équité perçue n’est pas nécessairement l’équité réelle, et que ce décalage, loin de nous condamner à la frustration, peut devenir un chemin d’interrogation intérieure.

    3. Peut-on rendre la rémunération plus juste ?

    À la lumière de cette parabole, une question surgit, inévitable : est-il possible d’instituer un système salarial véritablement juste ?

    Depuis des décennies, les entreprises tentent d’objectiver la rémunération. Elles multiplient les critères, ajoutent des échelles d’ancienneté, d’expérience, de performance, d’heures travaillées, d’efforts fournis, de responsabilités assumées. Elles espèrent ainsi sécuriser une forme de justice, à la fois mesurable et acceptable.

    Mais dans l’expérience, la réalité est souvent plus nuancée. Chaque tentative d’objectivation apaise certaines tensions… tout en en faisant naître de nouvelles ailleurs.

    Lorsque l’on paie à l’heure travaillée, le sentiment d’injustice naît autour de la question de l’intensité de l’effort. Lorsque l’on paie à l’expérience, le sentiment d’injustice émerge autour de la valeur de la prise de risque, de l’innovation, du mérite actuel. Lorsque l’on récompense les résultats commerciaux, naissent des comparaisons sur la difficulté des missions confiées, le caractère essentiel de missions dites “support”, moins visibles.

    Chaque critère introduit une logique, mais aussi une part d’arbitraire. Et dans cette part d’arbitraire, chacun projette ses propres attentes, ses blessures, ses interprétations… et à la fin le verdict d’injustice.

    La complexification des grilles salariales n’éteint pas le sentiment d’injustice ; elle le déplace, le diffuse, parfois l’exacerbe. Un système trop complexe devient opaque, et l’opacité ravive les soupçons. Un système trop égalitaire ignore les réalités vécues, et l’égalité elle-même devient une source d’injustice ressentie. Égalité qui est intrinsèquement figée sur une vision précise du monde, par essence subjective : égalité de salaire horaire, égalité entre les individus, égalité à l’aune de quoi ?

    Le sentiment d’injustice ne naît pas de l’inégalité mesurable, mais de la dissonance perçue entre la valeur que je crois incarner et la reconnaissance que je reçois. Et cette dissonance est éminemment subjective. Ainsi, toute tentative d’établir un « système parfaitement juste » se heurte à cette vérité simple : la justice perçue est d’abord une affaire intime, enracinée dans l’histoire, les valeurs profondes, les aspirations et les blessures de chacun.

    À force de multiplier les critères, d’ajuster les équations et de raffiner les grilles, nous pourrions oublier l’essentiel : l’argent ne mesure pas uniquement une contribution, il révèle une relation. Et toute relation, même lorsqu’elle se veut juste, est traversée d’attentes, d’histoires anciennes, d’élans parfois invisibles.

    Reconnaître cette part irréductiblement humaine, c’est peut-être cesser de chercher à tout contrôler. C’est oser ouvrir un espace où l’on parle non seulement de chiffres, mais aussi de ce que l’on est, de ce que l’on espère, de ce que l’on se donne.

    4. L’expérience de Sémawé : assumer la subjectivité concernant l’argent

    Chez Sémawé, nous avons fait le choix de ne plus chercher un système de rémunération parfaitement objectif. Non par résignation, mais par fidélité à ce que j’observe en nous-mêmes, et autour de nous : la question de l’argent est inévitablement subjective. Chacun porte son propre rapport au mérite, au besoin, à la reconnaissance. Chacun, selon son histoire, ses blessures ou ses espérances, perçoit la justice salariale selon des filtres qui lui sont uniques.

    Plutôt que d’imposer une mécanique impersonnelle censée aplanir ces écarts — mais qui, en réalité, les déplace ou les étouffe — nous avons choisi d’accueillir cette diversité.

    Concrètement, cela prend la forme d’un processus interne où chaque collaborateur peut exprimer :

    • son positionnement relatif par rapport aux autres,
    • ses attentes en termes de valeur reconnue,
    • son rapport personnel à l’argent, sans obligation de justification rationnelle.

    Nous avons assumé qu’il n’existe aucune grille universelle capable de capturer toute la complexité d’une contribution humaine. Aucune équation ne peut contenir ce qui relève aussi de l’engagement, de la fidélité, du courage parfois silencieux.

    Cette approche a transformé nos discussions. Là où l’objectivation produisait souvent crispations ou méfiance, l’espace subjectif a permis des conversations plus vraies, plus intimes parfois. Il a permis à chacun de porter ses propres incohérences avec honnêteté, et de rencontrer celles des autres sans prétendre les résoudre à tout prix.

    Assumer la subjectivité, ce n’est pas abandonner toute exigence ou toute recherche d’équité. C’est reconnaître que la justice vivante passe par la parole, par l’écoute, par l’acceptation du différend, plutôt que par sa négation.

    Je témoigne plus précisément dans cet article sur la transparence sur les salaires.

    5. Quand il s’agit d’argent, se comparer est humain — et peut-être une chance

    Certaines visions du développement personnel, en lutte contre les dictats de l’égo, soutiennent qu’il faudrait abolir toute comparaison entre les personnes. Ne plus se mesurer, ne plus se jauger, ne plus se demander où l’on se situe par rapport aux autres.

    Cet idéal de non-comparaison est beau. Mais il ignore une réalité plus profonde : se comparer est une fonction naturelle de l’esprit humain. Au cœur même de notre cerveau, une minuscule structure appelée striatum s’active chaque fois que nous nous comparons. Elle déclenche une décharge de dopamine, ce neurotransmetteur du plaisir et de la motivation. Comme le besoin de manger, comme l’élan du désir, comme la soif de pouvoir ou le besoin de repos, la comparaison est une impulsion primitive, enracinée dans notre biologie.

    Se comparer permet d’évaluer, d’ajuster, de comprendre notre place au sein du groupe. C’est un outil social essentiel, une manière de capter où est la force, où est la menace, où sont les alliances possibles. Ce n’est pas un défaut moral, c’est une fonction vitale !

    Refuser cette réalité, c’est se condamner à lutter contre un moteur intérieur aussi puissant qu’inconscient. L’accepter, en revanche, ouvre une autre voie : celle d’une comparaison consciente, assumée, qui ne cherche pas à écraser l’autre ni à se réduire soi-même.

    Dans nos discussions sur l’argent, chez Sémawé comme ailleurs, il ne s’agit pas de prétendre que nous ne nous comparons pas. Il s’agit de regarder ce réflexe en face, de le reconnaître comme un mouvement naturel, et d’apprendre à l’habiter autrement. Comparer n’est pas nécessairement jalouser. Comparer peut être une manière de se situer, de s’inspirer, de se mettre en mouvement.

    La question n’est donc pas : comment cesser de se comparer ? mais plutôt : que faisons-nous de ce qui émerge en nous, lorsque la comparaison apparaît ?

    6. L’argent comme miroir intérieur

    L’argent ne parle pas tant de ce que nous avons, il parle de ce que nous croyons valoir. Et derrière cette croyance, il parle de nos blessures, de nos peurs, de nos fidélités invisibles.

    Lorsque l’argent entre en scène — qu’il s’agisse d’un salaire, d’une prime, d’un tarif ou d’une négociation — il convoque en nous tout un monde intérieur. Un monde souvent confus, où se croisent la peur de manquer, le désir de reconnaissance, le besoin de sécurité, la crainte de perdre sa place.

    Dans ce théâtre intime, l’argent agit comme un révélateur. Il nous montre nos attachements, nos attentes, nos jugements — parfois bien au-delà du seul sujet financier. Il éclaire ce qui en nous cherche à être vu, entendu, reconnu.

    Se confronter à son rapport à l’argent, ce n’est pas simplement chercher à mieux gérer ses finances. C’est oser descendre à la racine de certaines de nos constructions les plus profondes. Pourquoi ressentons-nous de la gêne à parler de ce que nous gagnons ? Pourquoi nous comparons-nous si spontanément aux autres ? Pourquoi certains montants nous semblent-ils « trop » ou « pas assez », indépendamment de toute logique objective ?

    Parce que l’argent, avant d’être une unité d’échange, est un langage émotionnel et symbolique. Il est un territoire où se croisent nos désirs d’appartenance et notre besoin d’autonomie, nos fidélités familiales et nos rêves d’émancipation.

    Et ce que nous projetons sur l’argent — rareté, injustice, liberté, pouvoir — ne dit peut-être pas tant quelque chose de l’argent lui-même… que de notre propre manière d’être au monde.

    Je vous en parle dans l’épisode de Podcast « Oser parler d’argent ».

    7. L’argent, fondement vivant de nos civilisations

    Avant l’invention de l’argent, les échanges humains étaient contraints par le troc. Un mode d’échange direct, limité par une exigence lourde : pour qu’une transaction soit possible, il fallait que les besoins de chacun coïncident au même moment.

    L’apparition de l’argent a bouleversé cette logique. En instaurant un intermédiaire symbolique, reconnu par tous les membres d’une société sans avoir de valeur intrinsèque, l’humanité a ouvert un nouvel espace : celui du commerce à grande échelle, celui de la spécialisation des talents, celui de la circulation fluide des biens et des services.

    Yuval Noah Harari, dans Sapiens, rappelle que l’argent est peut-être la plus universelle des croyances humaines. Un billet de cinquante euros n’a aucune valeur en soi. Il ne se mange pas, ne chauffe pas, ne protège de rien. Il vaut cinquante euros uniquement parce que nous croyons collectivement qu’il le vaut — et parce que nous avons confiance que d’autres y croient aussi.

    C’est la reconnaissance implicite que nous appartenons à un monde tissé de promesses invisibles, où la parole donnée — et crue — suffit à faire circuler la valeur.

    Le mot confiance vient du latin cum fidere, qui signifie « avoir foi avec ». À travers l’argent, ce n’est pas simplement un bien ou un service que nous échangeons. C’est une part de foi commune.

    Ainsi, l’argent, loin d’être un mal moderne, est à son origine un acte spirituel. Un pont jeté entre des volontés humaines diverses, un canal pour la rencontre et l’interdépendance.

    Se rappeler cela, c’est retrouver une vision belle et haute de l’argent : non pas comme une force corruptrice, mais comme un souffle de confiance partagée, une œuvre collective de reliance au sein de la complexité humaine.

    Conclusion — Vers une réconciliation intérieure

    Parler d’argent, ce n’est pas seulement parler de ressources ou de justice. C’est parler de confiance, de foi partagée, de notre capacité à créer ensemble un monde habitable.

    Sous les tensions, les jalousies, les crispations apparentes, l’argent révèle autre chose :

    • notre besoin d’être reconnus,
    • notre désir d’appartenir,
    • notre crainte d’être oubliés.

    Il nous montre nos blessures, mais aussi notre puissance de reliance. Il nous invite à sortir du fantasme d’un système parfaitement juste, pour entrer dans une attention plus fine, plus vivante, à ce qui nous lie les uns aux autres.

    Repenser notre rapport à l’argent, ce n’est pas abolir la comparaison, nier les écarts ou décréter l’égalité parfaite. C’est accepter d’habiter, avec lucidité et avec grâce, le champ mouvant de nos besoins, de nos espérances et de nos responsabilités. C’est reconnaître que la valeur ne se mesure pas seulement en heures ou en chiffres, mais aussi en courage, en présence, en fidélité silencieuse à ce qui nous dépasse.

    Et si l’argent, plutôt que d’être un sujet honteux ou douloureux, redevenait ce qu’il fut peut-être à son origine : un signe humble et puissant de notre capacité à faire confiance, à croire ensemble, à tisser dans l’invisible une œuvre commune ?

  • Transparence des salaires et engagement : entretien avec Aliocha Iordanoff

    Lecture : 5 minutes

    Chez Sémawé, la transparence des salaires est un sujet qui ne fait plus débat. Pourtant, sa mise en place a soulevé des questions, des résistances et a nécessité des ajustements. Aliocha Iordanoff, président et fondateur, nous partage son retour d’expérience sur cette démarche audacieuse inspirée par l’honnêteté radicale et les apprentissages qui en ont découlé.

    Sémawé a mis en place la transparence des salaires depuis plusieurs années. Comment est née cette décision ?

    Aliocha Iordanoff : « Comme beaucoup de PME, nous avions une approche classique : les salaires étaient négociés individuellement et restaient informellement confidentiels. En tant que dirigeant, j’étais seul à trancher ces décisions, en essayant de m’appuyer sur des critères que je trouvais pertinents… sans jamais être complètement satisfait de leur légitimité. Pourquoi untel mériterait-il plus qu’un autre ? L’ancienneté, la performance, la responsabilité… tous ces critères avaient leur validité, mais aussi leurs limites.

    Mais en devenant une coopérative en 2017, la question s’est posée naturellement : si nous partagions la gouvernance, pourquoi ne pas partager aussi cette responsabilité ? Au début, l’équipe était réticente. L’argent, dans l’entreprise comme ailleurs, reste un sujet tabou. Mais quelques mois plus tard, la transparence est devenue une évidence. Nous avons simplement rendu accessibles toutes les informations sur un drive partagé… et ça n’a rien changé. Les peurs de jalousie ou de conflit ne se sont pas matérialisées. C’est même devenu un non-sujet au sein de l’équipe. »

    Est-ce que cette transparence a transformé la perception des salaires dans l’entreprise ?

    A.I. : « Oui, et de manière très intéressante. L’accès aux informations a permis de dépasser les suppositions et les fantasmes. Avant la transparence, certaines personnes imaginaient des écarts de salaires bien plus importants qu’ils ne l’étaient réellement. On pense souvent que la transparence va générer plus de tensions, alors qu’en réalité, elle les apaise. Le simple fait de voir noir sur blanc la répartition salariale permet de réduire les doutes et d’éviter des frustrations fondées sur des perceptions erronées.

    On a aussi observé un phénomène récurrent : dans presque tous les cas, quand un collaborateur propose son propre salaire, il est inférieur à l’estimation que lui attribuent ses collègues. Loin du cliché des employés qui surestiment leur valeur, on se rend compte que c’est souvent l’inverse. Beaucoup sous-évaluent leur contribution, soit par manque de confiance, soit par peur du regard des autres. L’autodétermination redonne du pouvoir et de la reconnaissance aux équipes. »

    Avez-vous mis en place une grille de critères pour fixer les rémunérations ?

    A.I. : « Non, nous avons fait un autre choix. Les grilles de salaires donnent une illusion d’objectivité, mais en réalité, elles restent arbitraires. Chaque entreprise choisit ses critères – ancienneté, performance, polyvalence – mais aucun n’est universellement juste. Ce qui est perçu comme « juste » dépend largement de nos expériences personnelles et de notre rapport à l’argent.

    Nous avons préféré faire le pari d’un modèle hybride : chacun exprime les critères qui sont importants pour lui permettre de déterminer le juste niveau de rémunération pour lui et les autres, puis son souhait de rémunération, et les collègues donnent ensuite leur propre estimation du salaire qui leur semble cohérent pour cette personne. Nous faisons ensuite une moyenne des propositions. Cela permet d’inclure à la fois une part d’autodétermination et une validation collective. Ainsi, la rémunération n’est ni totalement individuelle, ni totalement imposée par un système rigide. »

    Rendez-vous sur cet autre article de notre blog pour découvrir « Le système de rémunération transparent et collectif de Sémawé ».

    Quels défis avez-vous rencontrés en appliquant cette approche ?

    A.I. : « Le principal défi, c’est le rapport personnel à l’argent. Ce n’est pas juste une question rationnelle : notre perception de l’argent est profondément ancrée dans notre histoire, notre éducation et nos croyances. Certains ont du mal à demander plus, par peur d’être perçus comme égoïstes ou injustes. D’autres sont gênés par l’idée même que leur travail puisse être jugé par leurs pairs.

    Ce sont des discussions complexes mais nécessaires, et notre modèle permet de les rendre plus sereines. Le fait d’impliquer tout le monde dans le processus évite que les décisions soient vécues comme arbitraires. Mais il faut aussi accepter que, malgré tous les efforts, il restera toujours une part de subjectivité et de ressenti personnel. L’important, c’est d’avoir des espaces pour en parler et ajuster le système collectivement quand cela s’avère nécessaire. »

    La transparence a-t-elle supprimé le sentiment d’injustice ?

    A.I. : « Pas totalement, et c’est normal. Au début, j’avais cette ambition naïve de faire disparaître toute frustration. Mais j’ai compris que l’injustice est une perception, pas un fait objectif. Ce que l’un considère comme un critère valable (ancienneté, responsabilité, contribution directe…), un autre peut le contester.

    Ce qui compte, c’est d’avoir un espace pour en parler et pour ajuster les règles collectivement quand c’est nécessaire. Aujourd’hui, nous avons une méthode qui fonctionne bien, mais elle n’empêche pas totalement les moments de tension. La différence, c’est que ces tensions peuvent s’exprimer ouvertement, sans générer de conflits latents et sans risquer que ces conflits prennent de l’ampleur sans être adressés. »

    D’autres entreprises vous sollicitent pour mettre en place la transparence des salaires. Quels conseils leur donnez-vous ?

    A.I. : « Ne sous-estimez pas l’impact émotionnel. Se parler d’argent dans une entreprise, c’est comme se parler de religion : ce sont des sujets intimes, chargés de croyances et de tabous. Il faut donc créer un cadre de dialogue respectueux du pluralisme des convictions et sécurisé.

    Je crois que c’est important de ne pas chercher de solution parfaite dès le départ. Chaque entreprise doit adapter son modèle selon sa culture, ses valeurs et son historique. Il n’y a pas de solution clé en main. La transparence des salaires est un chemin, pas un but en soi. Avant de donner un accès complet à l’équipe sur les salaires, prévoyez une préparation, comme un espace de partage sur le rapport à l’argent. »

    Pensez-vous que la transparence salariale deviendra la norme à l’avenir ?

    A.I. : « Je pense qu’on va dans cette direction, notamment avec les nouvelles régulations européennes qui imposeront de communiquer des fourchettes de rémunération à poste équivalent à partir de 2026. Mais l’enjeu principal restera le même : l’argent cristallise beaucoup d’émotions et d’injustices perçues. La transparence seule ne suffit pas, il faut aussi des processus qui permettent d’en discuter et d’ajuster les décisions collectivement. »

    Un dernier mot pour les dirigeants qui hésitent encore ?

    A.I. : « La transparence n’est pas une fin en soi, mais un outil au service d’une entreprise plus juste et plus sereine. Si vous hésitez, commencez petit, expérimentez, et surtout, impliquez vos équipes dans la réflexion. Vous pourriez être surpris des résultats. »

    💡 La transparence des salaires est un levier puissant pour renforcer l’engagement et la confiance au sein des équipes. Encore faut-il savoir l’aborder avec méthode et sensibilité. Chez Sémawé, cette expérience est aujourd’hui un pilier du fonctionnement interne… et une source d’inspiration pour d’autres organisations.