Catégorie : Honnêteté radicale

  • Ce que tu ne dis pas te détruit

    Lecture : 7 minutes

    Je ne sais pas comment vous faites ! Comment vous faites pour vivre dans un monde où (presque) tout le monde semble d’accord pour ne pas se dire les choses, pour remettre à plus tard, pour sourire poliment alors que ça brûle dedans. Pour inventer des raisons de se taire qui, bien souvent, masquent une seule chose : la peur.

    • Peur de blesser
    • Peur de perdre le lien
    • Peur de ne plus être aimé
    • Peur de ne plus être admiré…

    Alors on se tait, on attend, on lisse le propos, on édulcore les mots, on reporte la discussion, en se disant comme pour se justifier auprès de soi :

    « Ce n’est pas le bon moment. »

    « Je veux d’abord être sûr de ce que je ressens. »

    « Je vais attendre que l’ambiance soit meilleure. »

    Mais ce moment n’arrive jamais, parce qu’à force d’attendre, l’élan meurt et la vérité s’étiole. Ce qu’il y avait de vivant devient un souvenir ou un ressentiment. Et finalement, même si vous revenez plus tard avec votre tentative de discussion, vous parlez une sorte de langue morte émotionnelle, en vous racontant que vos souvenirs sont une réalité plus vraie que ce que vous avez vécu. Le momentum, celui pendant lequel vous avez vraiment vécu l’émotion, lui, il a disparu.

    Le bon moment n’est pas un moment parfait — c’est un kairós

    Dans la Grèce antique, les philosophes distinguaient deux types de temps :

    1. Chronos, le temps linéaire, mesurable, mécanique : les heures et les dates.
    2. Kairós, le temps de l’opportunité, le moment juste, celui où quelque chose devient possible, si l’on ose.

    Kairós n’est pas un créneau dans l’agenda. Ce n’est pas « quand j’aurai tout bien préparé », ni « quand l’autre sera de meilleure humeur ». C’est une fenêtre fragile et vivante, qui s’ouvre brièvement, souvent de manière inconfortable, et qui appelle une parole vraie, une action risquée, une décision intérieure.

    Attendre le moment parfait, c’est croire à une forme idéalisée de Chronos. Mais la vérité n’attend pas. L’élan profond n’obéit pas à notre calendrier. Il a ses propres battements et si on le repousse trop, il se retire.

    Quand on sent que quelque chose veut être dit, même si c’est flou, même si c’est maladroit, alors c’est maintenant. Ce n’est peut-être pas poli. Ce n’est peut-être pas stratégique. Mais c’est juste car c’est dans un kairós.

    L’illusion du bon moment

    C’est fascinant à quel point nous sommes nombreux à parier sur un futur imaginaire. Nous croyons que la personne sera encore là (la vie est plus aléatoire que cela). Que le lien sera encore frais. Que notre envie de dire n’aura pas changé.

    Mais la vie n’attend pas et les émotions ne se mettent pas en pause. Notre corps le sait bien. Comme l’écrit Brad Blanton dans L’Honnêteté Radicale, quand on retient ce qu’on a à dire, on crée un stress énorme. Et ce stress, c’est souvent lui qui détruit nos relations, bien plus que la vérité elle-même.

    On m’a souvent dit : « Sois plus civilisé »

    Je suis autiste. Alors peut-être que je ressens ça plus violemment, mais j’ai toujours eu du mal à comprendre l’intérêt de ne pas dire les choses. Pour autant, mon besoin d’avoir des relations d’attachement fonctionnelles est le même que celui des autres.

    Et pourtant, on me le répète encore et encore, on m’encourage à « patienter », à « prendre sur moi », à « faire preuve de diplomatie », “ne pas tout dire”. Mais je crois que la diplomatie sans vérité, c’est un poison lent. Un vernis social qui finit par craquer et laisser s’installer les prémices des conflits, de l’éloignement, de la perte de l’autre.

    Ce n’est pas parce qu’on dit les choses qu’on détruit les liens

    C’est même souvent l’inverse. Ce qui ruine une relation, c’est le non-dit. Brad Blanton le formule très clairement :

    « Refouler sa colère pour garder le contrôle est ce qui empêche de maintenir les liens. »

    Parce que la colère refoulée bloque les sentiments d’amour et de créativité que l’autre nous inspirait. Les relations qui durent ne sont pas celles où on évite les tensions, ce sont celles où on ose les traverser, où on se dit les choses, où on se montre, même vulnérable, même bancal.

    Enfants, on savait faire

    Enfants, nous étions radicalement honnêtes. Si on était en colère, le monde le savait. Si on aimait quelqu’un, on lui disait.

    Puis pour nous adapter à une codification sociale, nous avons appris à nous “tenir”, à être “sages” comme disent de nombreux parents. En grandissant, on a appris à se cacher pour se protéger. Résultat ? Des adultes polis, stressés, coupés de leurs élans.

    Et si on essayait autre chose ?

    Et si on désapprenait ça ? Je ne parle pas de dire ses quatre vérités à tout le monde, n’importe comment. Je parle d’apprendre à dire sa vérité. À partir de soi. Avec courage.

    Je parle de créer des relations où l’on se parle pour de vrai. Pas des relations idéales, mais vivantes, humaines et robustes. Par exemple, des relations dans lesquelles, si une question surgit en nous, il est bienvenu de la poser immédiatement : “Je ne comprends pas pourquoi tu as fait ça, cela m’insécurise, j’ai besoin d’en parler avec toi.”

    Prenons quelques exemples :

    Contexte : Le collègue envahissant

    Marc vient régulièrement parler à Lucie quand elle est concentrée. Elle sourit tout en accumulant de la tension.

    • Conversation honnête : « Marc, j’ai remarqué que je me sens souvent tendue quand tu viens me parler à l’improviste. J’ai besoin de plus de continuité dans mon travail. »
    • Issue : Marc se sent respecté, Lucie aussi. Une nouvelle complicité s’installe, plus choisie.

    Contexte : Le conflit étouffé dans une équipe projet

    Claire et Malik bossent sur un projet sensible avec des tensions croissantes.

    • Conversation honnête : « Je me sens sur la défensive avec toi depuis des semaines. J’aimerais qu’on reparte à plat. »
    • Issue : Leur collaboration devient plus fluide. Ils posent des règles de communication.

    Une autre manière de vivre ensemble est possible

    Brad Blanton écrit : « Devenir honnête, c’est échapper à la normalité assassine. »

    Alors non, il ne s’agit pas de devenir brutal. Mais il s’agit d’oser se rencontrer dans la vérité. De sortir des automatismes du silence pour construire des relations plus adultes, plus solides, en acceptant qu’elles passent parfois par l’inconfort de la clarté.

  • Transparence des salaires et engagement : entretien avec Aliocha Iordanoff

    Lecture : 5 minutes

    Chez Sémawé, la transparence des salaires est un sujet qui ne fait plus débat. Pourtant, sa mise en place a soulevé des questions, des résistances et a nécessité des ajustements. Aliocha Iordanoff, président et fondateur, nous partage son retour d’expérience sur cette démarche audacieuse inspirée par l’honnêteté radicale et les apprentissages qui en ont découlé.

    Sémawé a mis en place la transparence des salaires depuis plusieurs années. Comment est née cette décision ?

    Aliocha Iordanoff : « Comme beaucoup de PME, nous avions une approche classique : les salaires étaient négociés individuellement et restaient informellement confidentiels. En tant que dirigeant, j’étais seul à trancher ces décisions, en essayant de m’appuyer sur des critères que je trouvais pertinents… sans jamais être complètement satisfait de leur légitimité. Pourquoi untel mériterait-il plus qu’un autre ? L’ancienneté, la performance, la responsabilité… tous ces critères avaient leur validité, mais aussi leurs limites.

    Mais en devenant une coopérative en 2017, la question s’est posée naturellement : si nous partagions la gouvernance, pourquoi ne pas partager aussi cette responsabilité ? Au début, l’équipe était réticente. L’argent, dans l’entreprise comme ailleurs, reste un sujet tabou. Mais quelques mois plus tard, la transparence est devenue une évidence. Nous avons simplement rendu accessibles toutes les informations sur un drive partagé… et ça n’a rien changé. Les peurs de jalousie ou de conflit ne se sont pas matérialisées. C’est même devenu un non-sujet au sein de l’équipe. »

    Est-ce que cette transparence a transformé la perception des salaires dans l’entreprise ?

    A.I. : « Oui, et de manière très intéressante. L’accès aux informations a permis de dépasser les suppositions et les fantasmes. Avant la transparence, certaines personnes imaginaient des écarts de salaires bien plus importants qu’ils ne l’étaient réellement. On pense souvent que la transparence va générer plus de tensions, alors qu’en réalité, elle les apaise. Le simple fait de voir noir sur blanc la répartition salariale permet de réduire les doutes et d’éviter des frustrations fondées sur des perceptions erronées.

    On a aussi observé un phénomène récurrent : dans presque tous les cas, quand un collaborateur propose son propre salaire, il est inférieur à l’estimation que lui attribuent ses collègues. Loin du cliché des employés qui surestiment leur valeur, on se rend compte que c’est souvent l’inverse. Beaucoup sous-évaluent leur contribution, soit par manque de confiance, soit par peur du regard des autres. L’autodétermination redonne du pouvoir et de la reconnaissance aux équipes. »

    Avez-vous mis en place une grille de critères pour fixer les rémunérations ?

    A.I. : « Non, nous avons fait un autre choix. Les grilles de salaires donnent une illusion d’objectivité, mais en réalité, elles restent arbitraires. Chaque entreprise choisit ses critères – ancienneté, performance, polyvalence – mais aucun n’est universellement juste. Ce qui est perçu comme « juste » dépend largement de nos expériences personnelles et de notre rapport à l’argent.

    Nous avons préféré faire le pari d’un modèle hybride : chacun exprime les critères qui sont importants pour lui permettre de déterminer le juste niveau de rémunération pour lui et les autres, puis son souhait de rémunération, et les collègues donnent ensuite leur propre estimation du salaire qui leur semble cohérent pour cette personne. Nous faisons ensuite une moyenne des propositions. Cela permet d’inclure à la fois une part d’autodétermination et une validation collective. Ainsi, la rémunération n’est ni totalement individuelle, ni totalement imposée par un système rigide. »

    Rendez-vous sur cet autre article de notre blog pour découvrir « Le système de rémunération transparent et collectif de Sémawé ».

    Quels défis avez-vous rencontrés en appliquant cette approche ?

    A.I. : « Le principal défi, c’est le rapport personnel à l’argent. Ce n’est pas juste une question rationnelle : notre perception de l’argent est profondément ancrée dans notre histoire, notre éducation et nos croyances. Certains ont du mal à demander plus, par peur d’être perçus comme égoïstes ou injustes. D’autres sont gênés par l’idée même que leur travail puisse être jugé par leurs pairs.

    Ce sont des discussions complexes mais nécessaires, et notre modèle permet de les rendre plus sereines. Le fait d’impliquer tout le monde dans le processus évite que les décisions soient vécues comme arbitraires. Mais il faut aussi accepter que, malgré tous les efforts, il restera toujours une part de subjectivité et de ressenti personnel. L’important, c’est d’avoir des espaces pour en parler et ajuster le système collectivement quand cela s’avère nécessaire. »

    La transparence a-t-elle supprimé le sentiment d’injustice ?

    A.I. : « Pas totalement, et c’est normal. Au début, j’avais cette ambition naïve de faire disparaître toute frustration. Mais j’ai compris que l’injustice est une perception, pas un fait objectif. Ce que l’un considère comme un critère valable (ancienneté, responsabilité, contribution directe…), un autre peut le contester.

    Ce qui compte, c’est d’avoir un espace pour en parler et pour ajuster les règles collectivement quand c’est nécessaire. Aujourd’hui, nous avons une méthode qui fonctionne bien, mais elle n’empêche pas totalement les moments de tension. La différence, c’est que ces tensions peuvent s’exprimer ouvertement, sans générer de conflits latents et sans risquer que ces conflits prennent de l’ampleur sans être adressés. »

    D’autres entreprises vous sollicitent pour mettre en place la transparence des salaires. Quels conseils leur donnez-vous ?

    A.I. : « Ne sous-estimez pas l’impact émotionnel. Se parler d’argent dans une entreprise, c’est comme se parler de religion : ce sont des sujets intimes, chargés de croyances et de tabous. Il faut donc créer un cadre de dialogue respectueux du pluralisme des convictions et sécurisé.

    Je crois que c’est important de ne pas chercher de solution parfaite dès le départ. Chaque entreprise doit adapter son modèle selon sa culture, ses valeurs et son historique. Il n’y a pas de solution clé en main. La transparence des salaires est un chemin, pas un but en soi. Avant de donner un accès complet à l’équipe sur les salaires, prévoyez une préparation, comme un espace de partage sur le rapport à l’argent. »

    Pensez-vous que la transparence salariale deviendra la norme à l’avenir ?

    A.I. : « Je pense qu’on va dans cette direction, notamment avec les nouvelles régulations européennes qui imposeront de communiquer des fourchettes de rémunération à poste équivalent à partir de 2026. Mais l’enjeu principal restera le même : l’argent cristallise beaucoup d’émotions et d’injustices perçues. La transparence seule ne suffit pas, il faut aussi des processus qui permettent d’en discuter et d’ajuster les décisions collectivement. »

    Un dernier mot pour les dirigeants qui hésitent encore ?

    A.I. : « La transparence n’est pas une fin en soi, mais un outil au service d’une entreprise plus juste et plus sereine. Si vous hésitez, commencez petit, expérimentez, et surtout, impliquez vos équipes dans la réflexion. Vous pourriez être surpris des résultats. »

    💡 La transparence des salaires est un levier puissant pour renforcer l’engagement et la confiance au sein des équipes. Encore faut-il savoir l’aborder avec méthode et sensibilité. Chez Sémawé, cette expérience est aujourd’hui un pilier du fonctionnement interne… et une source d’inspiration pour d’autres organisations.